Ancien lobbyiste, journaliste, l’auteur de Bouches inutiles détaille l’indigence de la parole publique, qu’elle relève du monde politique que de celui des entreprises.
Quel a été le déclic de votre essai sur le naufrage de la parole publique ?
Un enterrement. J’ai dû assister à une cérémonie d’enterrement d’un élu de la République où se sont succédés des orateurs qui, au delà de l’exercice convenu dans ce type de circonstances, brillaient par la vacuité de leur propos.
Plus généralement ce qui m’a décidé, c’est l’idée de poser un regard sur vingt ans de conseils et de tenir une réflexion plus générale sur la parole et l’usage qui en est fait en totale dé-corrélation avec l’idée de décision. Au bout de ces deux décennies d’observation quasi éthologique du comportement d’acteurs publics, il m’a paru plaisant de poser quelques réflexions sur ce que m’avait proposé cette forme de sociologie appliquée.
Pourquoi la notion de débat se dégrade-t-elle ?
Paradoxalement parce le débat est devenu une fin faute d’apparaître comme un moyen d’aller vers quelque chose. La réalité est celle de l’éviction du politique du vrai terrain de jeu qui est désormais occupé par la sphère économique.
Le politique ne peut plus intervenir qu’à la marge sur des sphères aux contours extrêmement restreints. C’est cette impuissance qui donne tout son lustre à la communication. Tout le monde se plaint du manque de substance, du manque de courage, de la domination de la forme sur le fond, mais il est parfaitement normal qu’en l’absence de toute capacité à faire bouger réellement les lignes, l’opinion se concentre sur la seule chose qui lui reste pour avoir le sentiment d’avoir encore un rôle, les images : quitte à regarder un film dont vous ne pouvez changer ni le scénario, ni les dialogues, autant se rabattre sur la critique du jeu des acteurs. Donc les acteurs font les numéros de claquettes pouvant leur permettre d’entrer dans le casting.
Le discours n’a pas d’importance puisqu’il est interchangeable et interchangé, quelques individus se battent férocement simplement pour occuper la scène et dire un texte que personne n’écoute.
Dans un pays comme le nôtre, les grandes structures économiques et administratives ont été mises en place après la seconde guerre mondiale ; ce sont elles qui à la fois tiennent encore l’édifice et en même temps le sclérosent. L’évolution du monde a rempli l’espace laissé par cette architecture de l’après-guerre au point d’empêcher aujourd’hui tout mouvement. Fondations et murs porteurs sont encore présents mais l’espace est aujourd’hui saturé ; vous ne pouvez plus bouger quoi que ce soit sans remettre en question l’équilibre entier du système. Une multitude de groupes d’intérêts, de liens et d’habitudes paralysent l’ensemble ; la marge de manœuvre est dérisoire. Le volontarisme d’un quelconque discours réformiste s’achève piteusement en dérisoire coup de peinture et changement des garçons d’étage. A l’heure actuelle, notre univers, c’est Venise. Il s’enfonce, mais ne coule pas.
Est-ce un phénomène particulier à la France ?
Je crois que l’on est dans une situation plus délicate que nos voisins et cela tient paradoxalement à la qualité de l’ensemble de l’organisation politico-administrative mise en place en France après la guerre. Cette organisation a fait la preuve de son efficacité, et en même temps fige les situations et les positions des acteurs. On a pu se permettre de ne pas parler transformation, changement parce que système tournait plutôt bien. Maintenant il est totalement grippé, tel un ciment il a « pris ». Ces acteurs bénéficiaires du dispositif hérité de l’après guerre et consolidé au cours des trente glorieuses (élus, administration syndicats…) sont d’accord pour parler et débattre dès lors que la vigueur du plaideur servira de garantie à la pérennité de leur situation.
Mais globalement ce mal touche l’ensemble du monde occidental.
Nous sommes dans une situation assez originale puisque l’univers économique se déploie sur un plan mondial alors que la capacité d’action des institutions aujourd’hui en place demeure trivialement nationale. La crise actuelle met en évidence cette terrible contradiction. Nous avons d’un côté une déterritorialisation de plus en plus évidente, celle de l’économie-monde et, en regard, un schéma politico-administratif encore engoncé dans des frontières ; d’un côté un univers qui s’étend dans la largeur, un monde liquide en devenir, de l’autre des structures de régulation et de contrôle verticales, à l’état solide et héritées d’un monde d’hier ; le conflit est désormais patent, l’inadaptation, évidente. C’est cela qui, au-delà de notre incompréhension, explique le sentiment d’impuissance. Il n’y a plus de pouvoir, juste, comme le dit Marcel Gauchet, une accumulation d’impouvoirs. A l’impotence de l’acteur répond alors la vigueur du plaideur….
Mais cette crise de la parole inutile n’est pas le propre de la parole politique. La parole publique en général et celle de l’entreprise en particulier n’est elle pas tout aussi concernée ?
Absolument. Le discours d’entreprise est creux, interchangeable ; il est une façade assez largement acceptée qui entretient l’illusion et s’efforce de cacher la dureté des règles, violentes et très largement hypocrites de survie en milieu hostile. Ce discours lénifiant fonctionne comme le surmoi de l’entreprise, il bloque la violence, mais ne guérit en rien la névrose.
Je crois que les artistes –quel que soit le support de leur création- sont sans doute ceux qui donneront le meilleur sens à ce qu’aujourd’hui des figures rationnelles s’efforcent de faire entrer dans des grilles et moules en passe de devenir obsolètes. Nos sociétés ne supportent pas de ne pas comprendre et face à cette aporie, elles remplissent le vide…. avec du rien. Le silence, le temps long, l’aveu du désarroi, le socratique « je sais que je ne sais pas » ne sont pas supportables.
C’est cela qui vous fait dire que l’entreprise rend bête ?
On prête beaucoup trop à l’entreprise, que ce soit en bien ou en mal. La réalité est que dans notre écosystème, elle est aujourd’hui l’organisme qui a su le mieux prospérer. Mais l’entité collective s’est beaucoup plus sereinement développée que les individus qui la composent.
Le jeune adulte ouvert, avide d’apprendre au début de sa carrière va progressivement voir son univers se restreindre au cadre étroit de chacune des tâches qu’il aura à accomplir au cours de sa carrière. L’effet d’érosion est réel et il faut une belle énergie ou une vraie vie intérieure pour conserver un regard élargi sur le monde. Ceux qui parviennent au sommet de l’entreprise retrouvent a priori cette hauteur de vue, mais ils ont souvent perdu en chemin un peu d’intelligence du monde et concentrent leur énergie à pérenniser leur situation. Entre temps leur situation matérielle les a dotés d’un statut et ils arrivent à l’âge où il est juste temps de prendre conscience que les fantasmes sociaux ne correspondent pas aux vrais désirs.
Ce que vous stigmatisez, c’est en fait le manque de courage ?
Je ne sais pas qui a dit « si tu cherches une main secourable, regarde au bout de ton bras », mais je crois que beaucoup des situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés sont le résultat d’une accumulation de petites lâchetés individuelles, en particulier de la part de ceux qui sont dans les sphères d’encadrement et de direction. Il est vraiment urgent qu’ils relisent La servitude volontaire, l’ouvrage de La Boétie écrit il y a presque 500 ans. Peut être en accompagnement de leur prochain bonus.
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